Le Cordonnier de Bagdad
Il y avait, en ce temps-là, à Bagdad, un cordonnier qui menait joyeuse vie. Il travaillait promptement toute la journée dans son échoppe à rapetasser les babouches. Il le faisait habilement, en chantant tout le jour. Le soir, chez lui, il invitait amis, voisins, étrangers de passage, mendiants même, à faire la fête, dépensant jusqu’au dernier dirham le gain de sa journée. Toujours il concluait la fête en disant :
« – Mes amis, faisons la fête, chantons, buvons, dansons. Demain sera un autre jour ! Allah y pourvoira ! »
Il y avait, en ce temps-là, à Bagdad, un Calife triste et laid qui s’ennuyait à mourir dans les ors de son palais, au milieu de ses serviteurs, de ses courtisans et de son harem.
Un soir où il était encore plus triste qu’à l’accoutumée, il décida d’imiter son célèbre ancêtre Haroun Al Rachid. Il se déguisa en mendiant et sortit seul par la porte dérobée de son palais, pour parcourir les rues et les ruelles de la ville et observer ce qui s’y passait. Il marcha longtemps ; finalement, ses pas le menèrent devant la demeure d’Ahmed le cordonnier.
Or, il y avait ce soir-là grande fête chez Ahmed le cordonnier. Les invités étaient fort nombreux et menaient joyeux tapage ; il y avait musiciens et danseuses…
Le Calife de Bagdad déguisé en mendiant s’arrêta ébahi sous les fenêtres du cordonnier. D’aussi loin qu’il le vit, Ahmed le cordonnier l’interpella :
« – Oh ! Mon ami ! Ne reste pas là ! Entre ! Viens faire la fête avec nous ! »
C’est ainsi que le Calife déguisé en mendiant se trouva à faire, cette nuit-là, la fête chez Ahmed le cordonnier.
Au milieu de la nuit, le Calife demanda à Ahmed :
« – Mais pourquoi cette fête ?
– Il n’y a aucune raison ! dit Ahmed. Chez moi, c’est comme cela tous les soirs. Je suis cordonnier. J’ai mon échoppe au souk ; je travaille vite et bien. Tout le monde me connaît et je ne manque jamais d’ouvrage. Tous les soirs, j’invite mes amis, mes voisins, les étrangers de passage, tous ceux qui le souhaitent à faire la fête avec moi. Je dépense ainsi tout le gain de ma journée. Or donc mon ami, buvons, mangeons, chantons, dansons, faisons la fête ! Demain sera un autre jour, Allah y pourvoira ! »
Ce fut très tard cette nuit là que le Calife de Bagdad déguisé en mendiant entra par la porte dérobée dans son palais. Il était mal à l’aise ; il dormit peu et réfléchit à la manière de vivre de ce cordonnier. Cet homme manquait par trop de prévoyance ! Il n’est pas bon de vivre ainsi en dépensant chaque jour le gain de sa journée.
« – Il est de mon devoir, pensa-t-il, de l’amener à réfléchir à sa façon de faire ! »
Au petit matin, il convoqua le chef de sa garde et lui dit :
« – Prends deux hommes avec toi, va dans le souk ; là tu trouveras la boutique d’Ahmed le cordonnier. Tu trouveras un prétexte : il fait trop de bruit en travaillant, son cuir sent mauvais et attire les rats… Bref ! Tu lui fais fermer son échoppe. C’est un ordre ! »
Ainsi fut fait, et Ahmed, ce jour-là, ne put exercer son métier.
A la nuit tombée, avec quelle hâte le Calife de Bagdad déguisé en mendiant sortit par la porte dérobée de son palais pour aller tout droit sous les fenêtres d’Ahmed le cordonnier, ça vous le devinez ! Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit que, chez Ahmed, il y avait ce soir-là grande fête ! Les invités étaient aussi nombreux que la veille. Musiciens et danseuses égayaient tout le monde.
Le Calife de Bagdad s’arrêta, médusé, sous les fenêtres. D’aussi loin qu’il le vit, Ahmed l’interpella :
« – Ah ! Mon ami ! C’est toi qui est venu faire la fête hier ? Entre ! C’est ainsi que le Calife de Bagdad déguisé en mendiant se trouva de nouveau à faire la fête chez Ahmed le cordonnier. »
A peine fut-il assis qu’Ahmed dit :
« – Ah ! Mes amis ! Il faut que je vous dise ! Devinez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ? Le Calife de Bagdad, cet homme triste et laid ! La peste soit sur lui ! Les rats lui rongent la barbe ! Ce matin, je ne sais pourquoi, il a envoyé ses sbires faire fermer mon échoppe ! Je n’ai pu travailler comme à l’accoutumée. Mais moi, Ahmed le cordonnier, je ne me suis pas ému pour si peu. Tout le monde me connaît dans le quartier. J’ai proposé mes services aux uns et aux autres ; je n’ai pas manqué d’ouvrage et j’ai même gagné plus que d’habitude. Aussi mes amis, chantons, dansons, mangeons, buvons, faisons la fête ! Demain sera un autre jour, Allah y pourvoira ! »
Ce fut fort tard cette nuit-là que le Calife de Bagdad déguisé en mendiant rejoignit son palais par la porte dérobée, furieux, ulcéré, et décidé à se venger de cet impudent cordonnier qui pouvait vivre ainsi en faisant la fête chaque soir, alors que lui, surchargé de soucis, s’ennuyait à mourir dans son palais. De plus, il avait été la risée des convives !
Au petit matin, après une nuit d’insomnie, le Calife de Bagdad appela le chef de sa garde et lui dit :
« – Prends deux hommes avec toi. Ahmed le cordonnier, celui dont tu as fait fermer l’échoppe hier, tu le trouves vite, tu l’amènes au palais, tu lui donnes un uniforme et un sabre d’apparat. Il montera la garde dans mon antichambre toute la journée ! »
Ainsi fut fait et Ahmed le cordonnier passa la journée à s’ennuyer en montant la garde dans l’antichambre du Calife, affublé pour la circonstance d’un uniforme et d’un sabre d’apparat…
A la fin de la journée, Ahmed fut congédié, et on ne lui donna pas même un dirham !
Avec quelle hâte, la nuit venue, le Calife de Bagdad se déguisa en mendiant, sortit par la porte dérobée de son palais et alla tout droit sous les fenêtres d’Ahmed le cordonnier, ce n’est pas racontable ! Mais sa surprise quand il vit qu’il y avait ce soir-là chez Ahmed le cordonnier grande fête ! Les invités, les musiciens et les danseuses étaient plus nombreux encore que la veille !
Le Calife resta là, bouche bée, sous la fenêtre. D’aussi loin qu’il le vit, Ahmed l’interpella :
« – Ah ! Mon ami ! Entre, tu connais la maison… Viens faire la fête avec nous ! »
Ainsi le Calife de Bagdad déguisé en mendiant se trouva de nouveau à faire la fête chez Ahmed le cordonnier.
A peine fut-il entré qu’Ahmed s’écria :
« – Ah ! Mes amis ! Il faut que je vous dise ! Devinez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! Le Calife de Bagdad, cet homme triste et laid ! La peste soit sur lui ! Les rats lui rongent la barbe ! Non content d’avoir fait fermer mon échoppe, il m’a convoqué dans son palais, il m’a affublé d’un uniforme et d’un sabre d’apparat et j’ai dû monter la garde dans son antichambre toute la journée ! Le soir venu, il m’a congédié sans même me donner un dirham ! Mais moi, je me suis dit, ce Calife est un imbécile ; son sabre vaut une fortune ! J’en ai fait faire une imitation en contreplaqué dans le souk et je l’ai vendu pour une fortune. La copie est remarquable, il n’y verra que du feu. J’ai donc, ce soir, grâce à lui, une petite fortune ! Or donc, mes amis, chantons, dansons, buvons, faisons la fête, demain sera un autre jour, Allah y pourvoira ! »
Le Calife pâlit sous l’insulte ; il passa une nuit exécrable à faire semblant d’être heureux. Ulcéré et furieux, il rumina sa vengeance.
Ce fut quasiment à l’aube qu’il rentra par la porte dérobée dans les ors de son palais. Il fit aussitôt appeler le chef de sa garde et lui dit :
« – Prends deux hommes d’arme avec toi, va chez Ahmed le cordonnier et qu’il monte la garde dans mon antichambre comme hier ! »
Ainsi fut fait. Ahmed le cordonnier se retrouva en uniforme avec son sabre d’apparat à monter la garde dans l’antichambre du Calife.
En fin d’après-midi, l’ambassadeur d’Ispahan à Bagdad vint offrir au Calife une rose merveilleuse qu’un serviteur l’accompagnant portait cérémonieusement sur un plateau en or. Le Calife se leva, alla au devant d’eux, bouscula le serviteur et la rose tomba à terre.
« – Maudit serviteur, s’écria le Calife, faire tomber une rose à terre ! Ce sacrilège mérite la mort ! Ahmed, entre et tranche la tête de cet homme ! »
Ahmed vint et bredouilla :
« – Mais… Majesté… cette maladresse ne mérite pas la mort.
– Comment ? Tu discutes mes ordres ! Si sa tête ne roule pas à l’instant sur le sol, c’est la tienne qui va tomber ! »
Alors, Ahmed dégaina son sabre, le brandit en l’air en s’écriant :
« – Si cet homme est coupable, que sa tête roule sur le sol à l’instant ! S’il n’est pas coupable, que mon sabre se change en sabre de bois ! »
La tête du serviteur ne roula pas sur le sol… Le Calife regarda longuement Ahmed le cordonnier ; ses yeux s’ouvrirent. Il monta sur son trône et dit à Ahmed :
« – Regarde-moi. »
En levant les yeux, Ahmed reconnut seulement alors, dans ses habits d’apparat, le mendiant qu’il avait invité chez lui à faire la fête les nuits précédentes.
« – Ah ! Majesté… » murmura-t-il en s’inclinant.
« – Ahmed, lui dit le Calife, Allah t’a pourvu de bien des dons, l’habileté et la joie au travail, la générosité, et, chose beaucoup plus rare, la présence d’esprit. Je vais faire rouvrir ton échoppe. Continue à vivre comme tu l’as toujours fait, c’est ce qui est le mieux pour toi. »
Il lui fit remettre une bourse d’or.
Il y eut ce soir-là, chez Ahmed, grande fête… Les nuits suivantes aussi, car il ne put dépenser en une seule nuit tout l’or de la bourse donnée par le Calife.
Pendant longtemps, il y eut à Bagdad, mais peut-être y a-t-il encore aujourd’hui malgré tout, un cordonnier qui mène joyeuse vie. Il invite amis, voisins, étrangers de passage, mendiants même, à faire la fête, dépensant jusqu’au dernier dirham le gain de chaque journée. Chaque soir il commence la fête en disant :
« – Mes amis, buvons, mangeons, chantons et dansons, faisons la fête. Demain sera un autre jour, Allah y pourvoira. »